Tirer à boulets rouges ! Mais d'où vient cette expression ?
"Tirer à boulets rouges !"

Du four à rougir les boulets de fer à la verve des critiques
L’expression « tirer à boulets rouges » est aujourd’hui couramment utilisée pour décrire une attaque verbale ou écrite particulièrement violente.

Mais son origine est résolument militaire : elle puise ses racines dans l’artillerie de marine et les techniques de siège. Découvrez comment, dès le XVIIe siècle, le procédé consistant à chauffer des boulets de fer dans un four – à des températures pouvant atteindre 900 °C – a donné naissance à une locution qui, dès la fin du XVIIIe siècle, a pris un sens figuré.
Origine littérale : l’artillerie de marine et les boulets de fer chauffés

Une technique de guerre novatrice
À l’époque des conflits maritimes et des sièges, les militaires cherchaient à maximiser l’effet destructeur de leurs armes.
Les boulets chauffés pour incendier les cibles
Dans la marine, il était courant de chauffer les boulets dans un four ou sur un gril afin de leur conférer une teinte rouge cerise intense. En chauffant les projectiles jusqu’à environ 900 °C, on augmentait leur capacité incendiaire :
Destruction directe : Le boulet, lancé avec force, endommageait lourdement la structure adverse.
Effet incendiaire : À l’impact, le boulet ardent déclenchait des feux sur les navires en bois ou dans les fortifications ennemies.
Source : Musée de l’Armée
Frédéric-Guillaume Ier et l’innovation prussienne

L’innovation majeure de cette technique serait attribuée à Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse, surnommé le « Roi-Sergent ».
Le four rougir les boulets
Au XVIIe siècle, pour rendre ses canons encore plus dévastateurs, il ordonna de chauffer les boulets de fer dans des fours spécialement conçus. Ces projectiles, une fois insérés dans les canons, étaient lancés contre l’ennemi pour causer des dégâts mécaniques et incendiaires.
Source : Projet Voltaire
Source complémentaire : JP Diacre Rando
Pour en savoir plus sur ce souverain innovant, consultez sa fiche sur Wikipedia.
Du champ de bataille à la métaphore du langage
Passage du sens littéral au sens figuré
Au XVIIe siècle, « tirer à boulets rouges » signifiait littéralement lancer des projectiles chauffés.
Transformation sémantique
Dès la fin du XVIIIe siècle, l’image d’un bombardement enflammé s’est imposée pour décrire une attaque verbale impitoyable. Ainsi, lorsqu’une personne se fait assaillir par une série de critiques acerbes ou de reproches, on dit qu’elle est « tirée à boulets rouges ».
Source : Projet Voltaire
Source complémentaire : Ouest-France – Lire Magazine
Citations littéraires et témoignages d'auteurs
L'expression a aussi traversé la littérature, apparaissant dans plusieurs œuvres majeures où son usage figuré est illustré par des citations marquantes :
Mercure Galant Un passage du Mercure Galant relate la création d'une nouvelle batterie de vingt-cinq pièces de canon, qui « tira à boulets rouges » et mit le feu à plusieurs quartiers de la ville.
Armand-Pierre Jacquin – Lettres parisiennes sur le désir d’être heureux Jacquin écrit :
« On ne croit point aux Philosophes dans mon quartier : trop ignorans pour en connaître le mérite, ceux qui l’habitent seraient assez méchans pour tirer à boulets rouges, & sur vous, & sur moi … »
Émile Zola – L’Argent Dans L’Argent, Zola utilise l'expression pour décrire une poursuite d'une critique particulièrement féroce :
« Pardon, je suis monté pour régler une dette d’un de mes rédacteurs… Le petit Jordan, un très charmant garçon, que vous poursuivez à boulets rouges, avec une férocité vraiment révoltante. »
Témoignages historiques
De nombreux documents anciens confirment l’usage des boulets chauffés, ardents dans divers contextes :

Siège de Dantzig (1577)
Selon plusieurs sources, les Polonais auraient utilisé cette technique pour la première fois pour affaiblir les défenses de la ville assiégée.
Source : artillerie.asso.fr
Attaques de Stephen Bathory contre les Russes à Polotsk (1579)
Le roi de Pologne Stephen Bathory utilise des boulets chauffés lors de l’attaque de Polotsk contre les Russes.
Siège de Candie (1664) Dans Histoire curieuse du siège de Candie, comprenant tout ce qui s'est passé tant avant l'arrivée et sous le commandement de Monsieur le marquis de Ville, que sous celuy de Monsieur de St-André Montbrun... le tout tiré des mémoires de J.-B. Rostagne, et de plusieurs autres... par François-Savinien d'Alquié :
"qu'il s'en vint quelques jours après au devant de la place avec une grande quantité de ses gens, pour faire tirer des boulets rouges dans la ville, pour la réduire en cendres ; mais il ne pût pas faire beaucoup de mal; "
Siège de Grave (1674) "on y a aussi jetté une infinité de boulets rouges & d'autres feux d'artifices, & que la ville était entièrement ruinée" "ce même jour on nous tira de l'attaque des fours force boulets rouges, qui assurément plus à craindre que tout le reste, & pendant le siège rien ne nous brûla davantage que cela."
Siège de Stralsund (1675), l’Electeur de Brandbourg aurait employé cette technique de tir.
Dans le traité des armes, des machines de guerre... avec la manière d'ont on s'en sert présentement dans les armées, tant françaises qu'étrangères par le Sieur de Gaya (1678), il est dit : On se sert encore d'autres boulets, que nous appelons Boulets rouges, parce qu'on les fait rougir dans le feu auparavant que de les mettre dans la canon. Leur effet est de brüler ce qu'ils rencontrent, mais cela ne réüssit pas toujours."

Dans Les Mémoires de messire Jacques de Chastenet, chevalier, seigneur de Puységur, colonel du régiment de Piedmont et lieutenant-général des armées du roy, sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, donnez au public par M. Du Chesne,... avec des instructions militaires. Tome 2 (1690) Jacques de Chastenet, seigneur de Puységur dit "il faut se souvenir que quand on attaque une Place, principalement où il y a beaucoup de peuple, d'y faire jetter fort souvent de nuit & de jour des bombes en plusieurs endroits, & aussi de tirer des boulets rouges qu'on fait chauffer, &que l'on met dans le canon avec des tenaille ; & aussi-tôt qu'il entre dans la pièce, l'on y met le feu, & on le tire à travers les maisons pour tâcher d'y mettre le feu ; cela épouvante la bourgeoisie et les nouveaux soldats."
Durant le siège de Mons, Hyon (le 27 et 28 Mars 1691) "L'on y tira cette nuit-là cent bombes et mille boulets rouges, qui mirent feu en d'autres parts .... Le 28, l'on continua à jetter quantité de bombes, de boulets rouges & de carcasses dans la ville"
Guerre d'indépendance américaine (1781)
Les artilleurs américains et français utilisèrent des boulets rouges pour incendier le vaisseau britannique HMS Charon pendant la bataille de Yorktown.
Attaque sur le rocher de Gibraltar (13 septembre 1782) Lors d'une attaque franco-espagnole menée contre le rocher de Gibraltar – alors tenu par les Britanniques –, des batteries flottantes, renforcées par un triple doublage de planches de chêne, tirèrent des boulets chauffés. L'effet incendiaire de ces projectiles fut déterminant et permit de submerger les défenses ennemies.
(cf. Rémi Monaque, Une Histoire de la marine de guerre française)
Siège de Lille (1792) D'après les chiffres communiqués par des commissaires envoyés par la Convention, la ville de Lille aurait été bombardée par 30 000 boulets rouges et 6 000 bombes lancés par les assiégeants impériaux. Les dégâts furent considérables : environ 4 000 maisons endommagées et 600 entièrement détruites, illustrant l'efficacité redoutable des boulets chauffés dans le contexte des sièges.
(cf. Hugues Marquis, Les violences de guerre pendant la campagne de 1792 sur la frontière du Nord) et Breslau (1806)
Preuves de l'utilisation des boulets chauffés au rouge en milieu naval et terrestre.
Source : La Culture Générale
Les boulets dits « rouges », ardents ou incandescents renvoie directement à la couleur rouge cerise du boulet de fer acquise par sa chauffage.
Les Manuscrits Illustrés : Témoignages Visuels du Tir à Boulets Rouges
Les archives médiévales et renaissantes nous ont légué plusieurs manuscrits techniques richement illustrés, témoignant de l’ingéniosité des ingénieurs et maîtres d’armes de l’époque. Parmi ces précieuses sources, les traités militaires et de combat, tels que ceux du célèbre Hans Talhoffer, nous offrent un aperçu saisissant des pratiques d’artillerie, y compris l’utilisation des boulets rouges.

Zürich, Zentralbibliothek, Ms. Rh. hist. 33b, f. 90r – War technology (Illuminated Manuscript)
Dans son Fechtbuch (livre de combat) de 1459, Talhoffer, maître d’armes du XVe siècle, consigne des techniques de duel, des machines de guerre et des armes utilisées sur le champ de bataille. Parmi les nombreuses planches illustrées, certaines présentent un artilleur en pleine action, insérant un boulet incandescent dans le fût d’un canon.
🔎 Pourquoi ces illustrations sont-elles si fascinantes ?
Elles témoignent du développement des techniques de guerre à la fin de l'époque Médiévale.
Elles illustrent l’ingéniosité des tacticiens qui cherchaient à améliorer l’artillerie.
Les contraintes et dangers du tir à boulets rouges
Un procédé dangereux et lent
Tirer un boulet incandescent posait plusieurs problèmes :
Risque d’explosion du canon : L’introduction d’un boulet chauffé dans un fût de canon chargé de poudre noire augmentait considérablement le risque d’inflammation accidentelle.

Temps de préparation long : La mise en place du four et la chauffe des boulets nécessitaient entre 2 et 5 heures avant qu’ils soient utilisables.

Visibilité accrue : La fumée dégagée par le four révélait l’emplacement des batteries aux ennemis.
Ce procédé étant très dangereux, les cannoniers n'aimaient pas tirer à boulets rouges. 1 Ces contraintes expliquent pourquoi la technique s’est très vite perdue.
👉 En 1843, la commission mixte d'armement demande l'arrêt des tirs à boulets rouges.
L’héritage de notre patrimoine : le Four à Rougir les Boulets de fer du Château de la Roche Goyon
Un trésor historique au cœur du Château
Au sein du Château de la Roche Goyon, nous sommes fiers de préserver et de mettre en valeur ce patrimoine militaire à travers notre Four à Rougir les Boulets, construit vers la fin du 18ème siècle pour protéger les côtes de la baie de St Malo et incendier les navires ennemis.
En Mars 1794 (Germinal an II), Jean Dalbarade (Commissaire chargé de la Marine et des Colonies), donne l'ordre de faire construire plusieurs batteries côtières équipées de fours à rougir les boulets.
Notre four Meusnier est l’un des rares encore visibles aujourd’hui aussi bien conservé.

Le château fort est transformé en Fort de défense par le Ministère de la Guerre et abritait une garnison de 60 soldats.
Pour le fonctionnement du four :
Bois de hêtre ou de chêne utilisé comme combustible.
Il fallait environ 5 personnes pour le faire fonctionner.
Temps de chauffe : 2 à 5 heures pour atteindre 900°C.
Capacité : Environ 60 boulets en cours de chauffage en permanence.

D’autres fours similaires existent sur la côte bretonne : Pointe d’Erquy, Pointe des Roseliers à Saint-Brieuc, Saint-Quay-Portrieux, Tour Vauban de Camaret, mais beaucoup ont disparu.
Ces fours ont finalement été abandonnés avec l’apparition des obus explosifs et des fusées incendiaires.
D'où vient l'expression "À prendre avec des pincettes" ?
L’expression « à prendre avec des pincettes » trouve également son origine dans le tir à boulets rouges.
Les artilleurs devaient manipuler les boulets chauffés à blanc à l’aide de longues pinces, appelées tenailles à boulets, pour éviter de se brûler ou de provoquer un accident avec la poudre. Ces précautions ont donné naissance à cette métaphore, qui signifie aujourd’hui « manipuler avec prudence » ou « traiter une information avec précaution ».
Les expressions « tirer à boulets rouges » et « à prendre avec des pincettes » sont de parfaits exemples de l'évolution du langage. Nées de techniques militaires précises et exigeantes, elles ont traversé les siècles, quittant le champ de bataille pour s'ancrer dans notre quotidien. Aujourd’hui, elles illustrent avec force la virulence des critiques et la prudence face aux informations incertaines, témoignant ainsi de la richesse et de l’héritage de notre histoire militaire.

Abb. 32a Kartaunen, Freysleben, Bartholomaeus. Zeugbuch Kaiser Maximilians I., Innsbruck, 1495–1515, Bayerische Staatsbibliothek, Cod.icon. 222, fol. 37r; gemalt von Jörg Kölderer ca. 1495-1515 https://www.wilhelm-mastaler.de/Bilder/B-FG/abb-32d.jpg
Sources, Références, liens :
Musée de l’Armée Les origines militaires des expressions françaises
Projet Voltaire Origine de l’expression « Tirer à boulets rouges »
JP Diacre Rando Un four à boulets au Cap d’Erquy
Wikipedia – Frédéric-Guillaume Ier Lien Wikipédia
Ouest-France – Lire Magazine Tirer à boulets rouges : d’où vient cette expression ?
La Culture Générale Tirer à boulets rouges : définition & origine
Wiktionary Entrée « tirer à boulets rouges »
Anecdotrip D’où vient l’expression « tirer à boulets rouges » ?
INA – Vidéo explicative Pourquoi dit-on « tirer à boulets rouges » ?
Château de la Roche Goyon – Site officiel Découvrir notre patrimoine et nos initiatives historiques
Archeam Histoire des fours à boulets
Les Vigies du Minou Des fours à faire rougir les boulets
Wikipedia – Fours à boulets des Îles de Lérins Article Wikipédia
Historique Granville Four à rougir les boulets
Association 1846 – Pourquoi si peu de fours à boulets bien conservés ? Article sur les fours à boulets
Wikipedia – Four à boulets Article Wikipédia
L'ost du dauphin Forum
Savoirs d'histoire Article
Le château de la Roche Goyon – Son Four à Rougir les Boulets Article D'autres témoignages de tire à boulets rouges :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8727490t/f68.image.r=%22boulets%20rouges%22?rk=42918;4 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5601224v
Autres manuscrits et témoignages iconographiques :
Le Talhoffer Fechtbuch (Cod. icon. 394a) de 1467 : décrit des techniques avancées de défense et d’attaque, avec des représentations de canons et d’armes de siège.
Le Bellifortis de Konrad Kyeser (1405) : l’un des premiers traités illustrant des machines de guerre, y compris des procédés similaires au tir à boulets rouges.
Ces manuscrits offrent une plongée unique dans l’art de la guerre au tournant du Médiévale et de la Renaissance. Ils permettent aujourd’hui aux historiens et passionnés d’artillerie d’explorer l’évolution des stratégies militaires et de comprendre comment ces innovations se sont inscrites dans le long cheminement de l’histoire militaire.
📖 Talhoffer Fechtbuch (1459)📖 Bellifortis de Konrad Kyeser (1405)📖 Manuscrits militaires médiévaux – Royal Library of Copenhagen
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